Penser les humanités numériques
Osons le dire d’emblée : les “humanités numériques” n’existent pas. Les “humanités numériques” n’existent pas tout d’abord parce qu’elles sont une construction discursive qui résulte d’une histoire et d’un agencement institutionnel. Ensuite, accepter les termes même d’« humanités numériques » tels quels, c’est passer à côté de l’essentiel. Il n’y a pas d’« humanités numériques », mais les « humanités » dans un monde numérique. On ne veut pas ici exprimer seulement un changement de perspective ou de vocabulaire. Le numérique n’est pas tant une révolution – les révolutions sont violentes, sanglantes, visibles – qu’une énorme vague de fond qui transforme impassiblement, mais radicalement, notre appréhension du monde et, par suite de l’humain. Or l’humain est au cœur même de la fonction de réflexion des « humanités ». Cette fonction réflexive et critique, qui est éminemment présente dans les digital humanities anglo-saxonnes, doit être au centre de tout projet sur les « humanités à l’ère du numérique ».
Le préambule ci-dessus ne vise nullement à contester la pertinence, moins encore la nécessité d’une initiative dans le champ des « humanités numériques ». Il entend mettre le doigt sur deux points cruciaux qui devraient fonder toute initiative dans cette direction :
- Si, comme chercheurs « humanistes » — tout l’arc des sciences humaines et sociales — notre compréhension et notre interprétation du monde sont fondées non sur l’expérience totale de chaque individu présent ou passé, mais sur la collecte (et donc implicitement la sélection) d’information dont nous tirons les données choisies pour l’analyse, nous sommes désormais face à la transformation massive en données de notre présent, lui-même appelé inéluctablement à devenir notre passé, mais tout autant, même si plus lentement, celle de notre passé. C’est la vague de fond numérique qui porte la recherche vers la massification des données.
- Les « humanités numériques » n’existent pas à côté ou en contrepoint des « humanités », c’est l’ensemble des humanités (au sens des SHS : de manière intéressante et significative on ne retrouve dans les discours ni SHS, ni « SHS numériques ») qui doit investir le « champ numérique » car le numérique est appelé, qu’on le veuille ou non, à envahir tout le champ des humanités. C’est cet engagement nécessaire qu’une initiative dans les « humanités numériques » doit favoriser et encourager, par palier, en frayant les voies vers la familiarisation et l’acculturation au numérique, tout en soutenant l’expérimentation, l’innovation et la structuration des acquis.
Les « humanités numériques » sont nées d’un courant ancien, qu’on peut faire remonter aux première tentatives d’analyse linguistique et littéraire par ordinateur du jésuite Roberto Busa en 1949. Aux Etats-Unis, cette approche a donné naissance au humanities computing, une forme assez spécialisée d’application de l’informatique, qui explique le passage, puis le basculement de humanities computing à digital humanities au début des années 2000,[i] en produisant de fait une impasse salutaire sur la traditionnelle division « sciences humaines » et « sciences sociales », que le numérique comble encore un peu plus, comme le souligne Bruno Latour.[ii] A la faveur du tournant numérique, la diversification des pratiques et des méthodes au sein du humanities computing a conduit à une nouvelle prise de conscience qui a elle-même nourri la constitution de l’appareillage qui « fait » une discipline : communauté, revues, associations (notamment l’Alliance of digital humanities organizations), reconnaissance institutionnelle (NEH). C’était il y a dix ans.
Pourquoi rappeler même succinctement cette histoire ? Au moment où les « humanités numériques » commencent à prendre racine en France, et bien que de nombreux projets y aient été réalisés depuis dix ans, les « humanités numériques » sont très loin du niveau d’organisation et de structuration de nos collègues américains, plus loin encore de leur capacité d’innovation et de leur facteur d’impact. Et sans prétendre minorer ce poids décisif, on peut aussi affirmer qu’un retard de dix ans est en soi un avantage compte tenu des avancées des technologies numériques et de la stabilisation, toujours relative, de nombre d’entre elles. Elles offrent des bases moins expérimentales pour engager nos communautés scientifiques, y compris les étudiants, sur la voie d’une transition vers les « humanités numériques ».
[i] “Unsworth: What Is Humanities Computing and What Is Not?,” accessed January 4, 2015, https://computerphilologie.uni-muenchen.de/jg02/unsworth.html; Sean Gouglas et al., “Before the Beginning: The Formation of Humanities Computing as a Discipline in Canada,” Digital Studies / Le Champ Numérique 3, no. 1 (February 13, 2013), https://www.digitalstudies.org/ojs/index.php/digital_studies/article/view/214.
[ii] Bruno Latour et al., “« Le tout est toujours plus petit que ses parties »,” Réseaux 177, no. 1 (April 1, 2013): 197–232, doi:10.3917/res.177.0197.